Ce matin encore, je suis un peu en retard quand je pars déjeuner chez M'Barka et Fatna. J'achète au passage une douzaine de roses devant mon lycée Descartes, "la treizième cadeau pour la chance" me dit le marchand...
M'Barka nous a fait un couscous royal, c'est délicieux, fondant, je suis certain qu'il n'y a rien de meilleur, je m'oblige à manger doucement: c'est mon grand défaut, je suis goulu... Je pense que M'Barka a vu grand, mais un grand trou se dessine devant chaque convive, et devant moi en particulier, ce trou où nos mains puisent sans se lasser. Fatna y pousse les morceaux les plus tendres du gigot d'agneau, et de citrouille: j'ai eu le "bonheur" de lui dire que mon légume préféré dans le couscous était la citrouille fondante, et bien je suis servi... A ce rythme, je vais repasser la barre du quintal au risque de faire rouscailler my sweet Ginet....
J'ai grandi avec Fatna et son frère Mostapha-Pistache, c'est lui qui m'a initié à l'art de confectionner les lance-pierres. A 5 ans, je savais déjà, d'une petite fourche en bois, d'un bout de cuir, et d'une chambre à air de vélo, faire une arme qui aurait pu rendre jaloux Thierry la Fronde.... J'en fabrique encore aujourd'hui, pour le plaisir, j'incruste parfois dans le manche un petit rameau de corail, il arrive qu'un parent ou un ami m'en réclame, je retrouve à chaque fois avec plaisir les gestes de l'enfance. Mostapha-Pistache m'attend peut-être au purgatoire des petits chenapans tueurs d'oiseaux, mais compte-tenu qu'il a eu le temps d'aller 3 fois à la Mecque avant de nous quitter, il n'est pas impossible que son sommeil soit déjà peuplé de bougainvilliers majestueux...
Au dessert, une superbe corbeille de fruits, avec des nèfles du jardin. Je me demande comment je trouve la place pour en manger quelques unes, je fais un voeu, puisque ce sont les premières de l'année, que tout le monde puisse éprouver ce bonheur paisible qui me fait marcher vers mon cher passé... Et que le présent reste doux sur la bonne ville de Rabat...
Salut M'Barka, salut Fatna, salut à tous, je me sens comme un fils, un frère chez vous, c'est immense, merci.
La journée est bien entamée quand j'arrive au Jardin Exotique à l'entrée de Bouknadel. Un faisan doré, qui sort de chez le coiffeur, m'offre son plus beau profil. Je bâcle un peu la visite, le soleil décline... A quelques encablures m'attend la toute première plage de mon enfance...
"Là dans la ville toutes ces mains tendues, m'offrent des fleurs et des fruits inconnus... Et moi je rêve dans tes rues perdues, un air de guitare me parle de toi... Verte campagne où je suis né, douce compagne de mes jeunes années..."
J'y suis enfin, à cette frontière, cette première lisière entre terre et mer : ici sommeille au pied de la falaise la plus vieille plage de mon enfance, nous y avons passé tant de journées et parfois de nuits, avec nos amis De Malet, salut Gisèle, salut Titou, salut Catherine, salut Babé, salut Robert, Fernand et Papa ne sont pas loin avec leurs "couffas" de pêcheurs à la ligne pleins de loups, de sars, d'ombrines, de soles et de palomettes...
A flanc de falaise, elles sont là les immortelles de mon enfance, elles traversent les mois les saisons les années les vies, elles posent depuis toujours leur regard pâle sur le grand horizon... Ces fleurs-là sont les plus belles, les plus perspicaces, pour avoir crû sur l'ocre de la falaise, pour avoir pu dominer sable et rochers, pour avoir vu tant de soleils passer sur la ronde immuable des marées... En bout de plage, à droite, sous la falaise, sur un petit coin de sable, nous campions avec nos frères De Malet sous le regard discret des immortelles...
Nous avons tous appris à nager dans cette piscine, j'y ai bu ma première tasse, et pêché mes premières "gabotes" avec un simple bas de ligne. Ou encore à marée basse, je les délogeais de leur faille du bout de mon index inquisiteur au risque de me faire pincer par un gros crabe poilu... Un index d'enfant, cela peut traîner son ongle partout, l'enfouir dans le mystère visqueux d'une tomate de mer... C'est du bout de l'index qu'on commence à découvrir la vie... Et quand l'index s'associe aux autres doigts, la main capture les petites crevettes grises que nous gobions vivantes avec mon frère Robert. Si je suis un grand garçon aujourd'hui, je le dois certainement à mes parents... et aux petites crevettes grises qui passaient de vie à trépas dans mon gosier d'enfant...
Il y a encore de quoi boire quelques tasses dans la première piscine de notre enfance. Petits, nous n'avions pas le droit de nous baigner ailleurs... Peu à peu, nous avons bravé les interdictions, nous nous sommes aventurés vers les vagues du grand océan. Nous avons échappé plusieurs fois à la noyade grâce à la vigilance de nos parents ou d'une grande soeur attentive... Le plus bel océan du monde est parfois piège redoutable... Mais le ciel veillait sur nous sous le regard sacré des immortelles...
Les marées dessinent toujours de magiques roses de sable sur la dalle rocheuse... Quand nous courions enfants sur ce rivage, nous évitions les petites moules coupantes, et les risques de glissades sur les "dalles à salade" nous faisaient redoubler de vigilance... De nos faux-pas, on s'en est tiré à chaque fois sans gros bobos sous le regard attentif des immortelles...
Au milieu de la plage, le grand rocher est toujours là. Il était presqu'une île à marée haute, c'était notre château d'enfants, avec le mystère de ses oubliettes, un boyau sombre qui le perce de part en part et dans lequel je suis bien heureux de pouvoir ramper aujourd'hui malgré mon quintal (plus le couscous de M'Barka) pour prendre cette image. Du côté Sud du rocher, à gauche quand on regarde le grand océan, c'est là que j'ai pêché mon premier poisson à la canne à lancer, un petit loup truité, moucheté de noir, de quelques centaines de grammes... Dix fois plus gros que mes premières gabotes... Il est des étapes de la vie qu'on n'oublie jamais : la viscosité froide de sa première tomate de mer, sa première gabote, son premier loup truité, et plus tard des émotions réservées aux plus grands qui vous rappellent un peu tout cela à la fois et qui vous laisseraient croire parfois qu'on a quitté l'enfance pour le commencement du monde... ou à sa fin...
Ces immortelles qui ont vu nos pères, ces immortelles qui ont veillé nos pas d'enfants, ces immortelles sont la grande émotion de mon voyage. Aujourd'hui, je sais que leur esprit ne meurt jamais...
A flanc de falaise, il est des niches creusées par les vents d'hiver... Je m'assied sur l'une d'elles, je ne peux être mieux, j'envie les petits éperviers qui s'y posent d'un coup d'aile facile... Dans une autre vie, je naîtrai là peut-être, tel que je suis en ce moment, regard mêlé aux immortelles, tourné vers l'océan...
Salut la petite plage heureuse.
Quand je remonte par le sentier escarpé à flanc de falaise, Abdellatif descend, sur l'épaule un filet, qu'il va caler, à pied, à l'étale de basse-mer. Je lui parle des poissons que mon père pêchait avec Fernand, salut les pères, il me parle des poissons d'aujourd'hui, plus rares, il a pris quand même la semaine dernière 2 loups, 4 et 5 kilos, son visage est plein de lumière, nous sommes frères, nous parlons le langage des pêcheurs, de la mer... Abdellatif m'apprend que notre gardien de voitures Hamou est mort voilà quelques années (4 ou 5...). C'est Mohamed qui a pris la suite de son père Hamou, c'est lui qui est maintenant gardien des voitures de la belle-saison, il monte bonne veille en haut de la falaise ocre par-dessus le bleu de l'océan et le rose des immortelles... L'esprit des pères continue à travers leurs enfants... Abdellatif a 47 ans, nous nous sommes croisés enfants sur la terre rouge de Bouknadel, il me dit que sa maison m'est ouverte, de lui apporter les photos quand je reviendrai... Je compte désormais un frère de plus.
Salut Abdellatif mon frère pêcheur de loups, à bientôt...
La nuit va tomber sur la petite plage de Bouknadel, une nuit de plus sous le regard pâle des immortelles. Je sais maintenant que les immortelles roses ne meurent jamais, elles fleuriront la falaise bien après nous pour continuer immuablement l'esprit des pères. Tout le reste est sans importance... Demain, puisque tout le monde est sage, nous longerons la côte au plus près avec my sweet Ginet, de Rabat jusqu'à l'embouchure du Sebou à Mehdia. A demain les passagers du blog...
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